Article paru dans L'Unité du 31/01/1975 :
Le business a tué le show. L'argent a tué le spectacle. C'est à coups d'opération de guerillas que la jeune chanson tente de remonter le courant.
Chaque année le show-business français produit plusieurs dizaines de disques. Un nouvel interprète naît chaque semaine. Si on se contentait de laisser parler les statistiques, le bulletin de santé de la chanson frnaçaise serait plutôt réjouissant. En fait, ces chiffres ne montrent que l'aspect économique du problème : Eddie Barclay fait de bonnes affaires et Philips-France a quadruplé son chiffre d'affaires en huit ans.Derrière ce rideau de satisfaction, un critère : la rentabilité ; et une politique : le "tube".
Le phénomène a pris son élan dans les années 1955-60. La radio et la télévision se sont alors substituées aux salles de spectacles. La consommation "chansonnière" se fait désormais à domicile, selon le bon vouloir des animateurs radios ou des Guy Lux de service, selon les recommandations des directeurs de maisons de disques et des patrons de radio. Dans le cas de Sylvain Floirat qui dirige à la fois Europe 1 et Disc'Az, les recommandations ne sont même pas contradictoires...
Dans un tel système, tout passe désormais par le disque. En studi d'enregistrement, on fabrique une "vedette" dont l'étoile va briller trois semaines au firmament des juke-boxes et des hit-parades : le temps d'un tube, le temps d'une opération financière. Amour a rimé avec toujours. Le malheureux chanteur peut retourner à ses oubliettes.
Qui ne vend pas de disques ne vit pas. Qui ne vend pas de disques n'intéresse ni les maisons de disques ni les radios. Qui ne passe pas sur les radios n'est pas connu du public. Qui n'est pas connu du public ne remplit pas les salles. Qui ne remplit pas les salles ne peut prétendre à faire un disque. Qui ne peut pas faire un disque est réduit au silences, etc. Voilà comment de jeunes artistes ont fini employés de banque ou sapeurs-pompiers. Ce serpent qui se mort la queue, cet infernal cercle vicieux, tous ceux qui ont refusé les dessous de table et les trafics du show-business le connaissent. Refuser de donner dans la médiocrité, refuser de faire un tube est une chose. Tenir bon, resteur chanteur malgré ce refus est autrement difficile.
Marginaux ou parallèles
Le "matraquage" radiophonique tend à faire croire que la "jeune chanson française de qualité" (sic!) se réduit à 5 noms : les "persévérants" Michel Delpech, Serge lama et Daniel Guichard ; les "météores" Alan Stivell et Maxime Le Forestier. On s'aperçoit parfois que "Maxime a des enfants" : Yves Simon, Dick Annegarn et Michel Caradet. On s'en aperçoit parce que "ça commence à se vendre". Bien sûr, ces gens-là sont, chacun à leur façon, chanteurs de qualité. Mais comment oser réduire la "jeune chanson" à leurs seuls noms ? Comment oser balayer les autres avec un anathème commode : "Ce sont des marginaux" ? La faute à qui ? La chanson est un art public ; pourquoi des ribambelles de chanteurs se complairaient-ils dans l'ombre de l'anonymat ? La vérité est autre : en laissant écolre un Le Forestier de temps à autre, les requins du show-business se donnent un alibi ; mais si trop de talents surgissaient à l'avant-scène, si le public découvrait autre chose que la guimauve qu'on lui jette en pâture avec mépris, c'en serait fini des tubes à la petite semaine et des avantages financiers qui s'ensuivent...
Le business a tué le show. L'argent a tué le spectacle. C'est à contre-courant de cette décimation que l'on voit, depuis un an, des initiatives diverses tenter d'abatrre le mur de silence qui entoure certains noms. A Paris, au moment où fermait le cabaret l'Ecluse, on a vu naîtrre la Pizza du Marais ; elle a servi de porte-voix à quelques francs-tireurs : à Henri Tachan, à Jacques Yvart, à Jacques Higelin, à Henri Gougaud. A Avignon, au cours du dernier Festival, Jean-François Millier lançait l'opération "Chansons pour aujourd'hui" : dans la foulée de Claude Nougaro, Léo Ferré et Alan Stivell, il lançait Jean Sommer, Colette Magny et Catherine Ribeiro, le breton Gilles Servat et l'Occitan Marti. Il a récidivé à la rentrée 1974 dans un vieux théâtre de boulevard, à la Renaissance ; là se sont succédé Mouloudji, Pauline Julien, François Béranger et Anne Sylvestre ; avec en prime, Gilles Vigneault. Tous ont rempli la salle. "La situation est ambiguë, dit Jean-François Millier. Mais c'est la seule voie possible. Nous en sommes arrivés à détourner à son profit le rôle d'asservissement joué par les mass-média. Aux chanteurs eux-mêmes d'accélérer le mouvement."
Passer à l'attaque : c'est exactement ce qu'on fait les "marginaux" en octobre et novembre derniers au Théâtre des Deux-Portes, à Paris, et à la Maison pour tous Pablo-Neruda, à Bagnolet. Sur le thème "La chanson doit être sortie du ghetto dans lequel le plonge l'industrie", l'intervention d'Action-Chanson a permis à Serge Kerual, Anne et Gilles, Brigitte Sauvane, Christian Dente, Pantchenko, Joan Pau Verdier et 20 autres de se faire entendre. En écho, le Sigma-Chanson de Bordeaux est parti "à la recherche du chant perdu et de la chanson populaire". Il y avait là toutes les expressions ethniques : l'Alsace avec Roger Siffert, la Bretagne avec les Diaouled Ar Menez, l'Occitanie avec Eric Fraj, mais aussi Rosito et Martina De Peire, la Catalogne avec Ramon Muns et surtout l'étonnante Teresa Rebull, le Pays basque enfin avec Maïté Idirin et Bernard Sarralosa. Le Sigma a également fait le tour du non-parisianisme : Jacques Barthes venu de Montpellier, Jean-François Morange de La Bourboule, Patrick Ochs de Périgueux, Claire de Besançon, Jean Sommier est venu un soir. Jacques Yvart aussi. Et Bernard Lavilliers. La fête a eu son feu d'artifice avec le spectacle "Femmes en lutte" de Colette Magny - Catherine Ribeiro - Toto Bissainthe : des solos, des chants communs et des improvisations en "chabada" ; Dieu, quelle soirée !
Assaut sur l'Olympia
Sur leur lancée de Bordeaux, Catherine Ribeiro, puis Colette Magny, en compagnie de Toto Bissainthe, ont pris d'assaut le sanctuaire inviolable de la chanson commerciale : l'Olympia, gadget du mercantile Bruno Coquatrix. Dans le même temps, le Théâtre Mouffetard devenit lieu quotidien de rencontres avec la chanson : Juols Beaucarnes, Jean Sommer, Bernard lavilliers et Henri Gougaud s'y succédaient ; Gilles Elbaz va bientôt prendre le reais. Et, dans les Maisons de jeunes et de la culture, dans les Foyers, auprès des comités d'entreprise, d'autres trouvaient des lieux pour les accueillir : Annie Nobel et Philippe Richeux, Jean-Claude Monnet, etc. Toutes ces manifestations prouvent que le harcèlement finit par payer : les marginaux sont devenus des "parallèles" ; ils ont forcé des portes, mis en place leurs propres circuits et mis au point leur propre mode d'intervention.
L'offensive avait réellement commencé il y a 5 ans autour de l'émission (sur France-Inter) de Luc Bérimont, "La fine fleur". C'est à cette occasion que s'étaient faits connaître Jean-Luc Juvin, Jean Vasca, Gilles Elbaz et Jacques Bertin. De petites maisons de disques, sans rapport avec les trusts français ou américains, ont pris la suite de Bérimont : Moshe Naïm a diffusé Luc Romann ; La Chant du monde, Claude Réva, Colette Magny et Jean-Max Brua ; les disques du Cavalier, Henri Gougaud et Jean Moisiard ; le Studio SM, Jean Humenry et Bernard Maillant ; Savarah (dirigé par Pierre Barouh), Areski, Brigitte Fontaine et beaucoup d'autres ; les disques Aluarez ont repris "l'écurie de la fine fleur". Un animateur de radio a avoué récemment : "Ces disques-là, nous les apportons chez nous ; ce sont les seuls que nous écoutons avec joie". Mais ils ne les passent pas à l'antenne !
La jeune chanson a des réserves considérables. En s'organisant ou en improvisant des opérations de guerilla contre le show-business, elle a marqué des points. Mais l'essentiel de sa force est dans la véhémence et le "feu sacré" de ses troupes. Si le complot de silence qui l'entoure perd du terrain, elle le doit surtout à quelques éléments forts. Humainement, et artistiquement forts. Elle le doit à Jacques Bertin et Bernard Lavilliers, à Jean Sommer et François Béranger, à Colette Magny et Catherine Ribeiro. Ceux-là, en ne cédant pas devant le chantage des faiseurs de tube, en tenant contre vents financiers et marées démagogiques, ont ouvert le chemin aux autres. La jeune chanson n'a pas gagné son paradis. Mais elle a déjà vaincu le découragement. C'est important en des temps où - pour prendre un seul exemple - Christian Dente a mis sur pied un tour de chant de 30 chansons (dont il est l'auteur et le compositeur)... que personne ne connaît, que personne n'a voulu enregistrer !
JEAN-PAUL LIEGEOIS