Lors de la parution de l'Anthologie de Colette Magny, Jacques Vassal a poursuivi dans le livret la rétrospective des enregistrements de Colette Magny qu'il avait publié dans Paroles et Musiques, avec sa dernière période 1983-1997 :
Les derniers feux... et rythmes 1983-1997
« Je travaille très, très longtemps sur un même sujet, je suis lente... », confiait Colette Magny à Paroles et Musique à l'automne 1982. Hormis les difficultés matérielles inhérentes à la production d'un disque, c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles sa discographie est plus espacée dans le temps que la moyenne des artistes établis dans la chanson. A ce point de vue, elle est plus proche d'un Georges Brassens ou d'un Leonard Cohen que de quelque faiseur de tubes. En 1982, elle annonce sa collaboration à venir avec Anne-Marie Fijal. puis dans les dernières années, ce sera Michel Precastelli qui l'accompagnera.
1983 - CHANSONS POUR TITINE 33 tours, 30 cm. Chant du Monde
A présent que la France a un gouvernement et un Président "de gauche" Colette Magny ne craint plus d'être réduite par les médias et le métier à un rôle de "chanteuse de blues". Elle accepte donc de revenir au genre pour une partie de ce qui va suivre.
Cet album résulte d'une collaboration amicale et, artistiquement, très fructueuse entre Colette Magny et la pianiste et compositrice Anne-Marie Fijal. Celle-ci, également concertiste dans le répertoire classique, est connue par ailleurs pour ses musiques de films. La chanteuse la décrivait dans un court texte reproduit à l'intérieur de la pochette du disque :
"UNE FEMME-PIANO
UN PIANO-FEMME
LA MAITRISE DU PORTE-A-BOUT-DE-BRAS
L'AUDACE DU PORTE A BOUT D'AMOUR"
Le programme de Chansons pour Titine (plus tard rebaptisé Bluesy Bluesy à l'occasion d'une réédition), fort de onze plages, oscille entre reinterprétations de blues classiques noirs américains (« Strange Fruit » que chanta Billie Holiday, le traditionnel « House of the Rising Sun ou le « Young woman's blues » de Bessie Smith) et hommage aux chansons de cinéma (« My heart belongs to daddy » de Cole Porter, immortalisée par Marilyn Monroe, ou « Je cherche après Titine » de Léo Daniderff, en son temps citée par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, plus près de nous « recyclée » par Jacques Brel. Ici, le collage de « Titine » après "My man" est très intéressant car, faisant suite à l'homme qui fait souffrir la femme, ayant rencontré Titine, la chanteuse a "le cœur content" et un peu plus loin "le corps content". Révélation tardive et subtile de son homosexualité à une date où faire son coming out n'était pas encore courant.
A tout cela s'ajoutent une version "swing", avec section de cuivres, du "Melocoton" de Magny, lui-même devenu un standard, tout comme "All of me", un hymne (celui du Black Panther Party, "The Meeting") et une étude "Révolutionnaire" (l'Opus 10 n°2 de Frédéric Chopin). La face 2 fait appel à d'autres pointures du jazz, comme les contrebasistes Patrice Caratini et Henri Texier, le pianiste Maurice Vander, le guitariste Claude Barthélémy ou le percusioniste Dominique Mahut (connu pour ses collaborations avec Jacques Higelin et Bernard Lavilliers). Le disque se conclut avec un poème de Verlaine sur une musique de Gabriel Fauré. C'est dire combien les idées politiques et poétiques de la chanteuse et la culture musicale ou plutôt les cultures musicales, des deux femmes se répondent et s'enrichissent mutuellement. Sur la durée de toute l'écoute, et avec la diversité d'inspiration du programme, l'osmose est totale entre la chanteuses et la pianiste. Une belle rencontre, vraiment. Elle déboucha sur une série de concerts à Paris et en tournée, dont le Festival d'Avignon qui fut pour Colette Magny une des plus satisfaisantes périodes de sa carrière scénique.
1989 - KEVORK OU LE DELIT D'ERRANCE CD "Colette Magny Production", dist. Scalen'Disc
Un premier 33 T "Kevork" a paru d'abord, plus court que le CD. De toutes façons, le Chant du Monde ne pouvant ou ne voulant plus s'en charger, Colette, excédée, a décidé de produire elle-même cet album, son premier compact, le faisant distribuer à l'époque par Scalen'Disc, structure indépendante basée à Toulouse qui, courageusement, produisait des artistes peu connus.
Ainsi Colette Magny se trouve-t-elle quelque peu marginalisée. C'est dommage, car ce disque est un de ses plus foisonnants, et par les sujets évoqués, et par les idées musicales. A Anne-Marie Fijal succède au piano, Michel Précastelli, un homme de jazz qui connaît bien les chanteuses (il a accompagné, entre autres, Catherine Ribeiro et Francesca Solleville). Il a ici composé les musiques de près de la moitié des titres, les autres étant signés Magny. Il a, enfin, assuré la direction musicales d'une équipe de pointe comprenant, le batteur Aldo Romano, les saxos et flûtes de Richard Foy (déjà entendu dans Chansons pour Titine) , les percussions de Jean-Paul Batteilley ou le bandonéon de l'Argentin Cesare Stroccio (membre fondateur du mythique Cuarteto Cedron).
Le propos de Colette Magny est riche et complexe. A l'origine, elle avait un ambitieux projet d'opéra sur les pintades qui lui tenait vraiment à cœur, Kevork étant la dernière pintadière du Gard. Dans son projet d'opéra, il est écrit entre autres "...Son caractère insoumis la rend redoutable pour les éleveurs et tous finissent par renoncer. Pour elle, il n'est pas de terre d'asile; elle se condamne elle-même à l'errance, prix de sa liberté". On croirait y voir une description d'elle même...
En introduction du disque, une petite fille dit un conte sur les pintades. Liant un thème à l'autre, à nouveau, elle veut témoigner pour un monde qui souffre (travailleurs exploités, pollutions des mers et des fleuves, espèces animales menacées de disparition, guerres et famines en tout genre). Par exemple, "Ici les petits bateaux" qui, parti des pêcheurs du fleuve Zaïre, s'inquiète ailleurs de l'invasion touristique ou de la raréfaction des albatros, cormorans et autres fous de Bassan... Ainsi encore "Caqueta", partie du Mexique et du Brésil où demeurent "vingt millions de paysans sans terre", celles-ci accaparées par les gros propriétaires, la spéculation foncière ou les multinationales qui saccagent les forêts. La chanson englobe les paysans indiens, les "enfants des avions qui ont un drôle d'air". La musique est dominée par le piano et le bandonéon.
"Exil" décrit de poignante façon la vie d'un travailleur venu d'Afrique du Nord, immigré en France: "Peut-être frère ne te reverrai-je jamais". "Mustapha" développe le thème plus en détail : on vit dans un baraquement, "fumées et poussière sur les murs, cafards, punaises...", "la maladie est à l'usine", "on respire du plomb, toute la journée..." Une fois de plus, et comme naguère dans Magny 68/69, Colette parvient à nous faire toucher l'humain, sa souffrance la plus intime, tout en décrivant une situation sociale et économique d'une réalité glaçante. Et même une situation politique lorsque, dans "Rosa de l'amour et des jardins", elle évoque la militante communiste Rosa Luxemburg ("Tu étais contre les bureaucrates et la guerre/ Au nom de l'efficacité ils t'ont assassinée"), avant de se réjouir de la composition du parlement d'Islande (la parité hommes/femmes en 1987) et de saluer dans ce pays "un peuple lettré".
Mais cette "leçon de géopolitique" n'a rien d'abscons ni d'ennuyeux.
Colette trouve un langage, un biais pour parvenir à l'auditeur, jusqu'à le secouer en l'aimant. Elle nous livre un fragment d'autobiographie en racontant dans « Quand j'étais gamine », «j'étais amoureuse de Monsieur Paquette »; il s'agissait du boulanger d'une période de son enfance, en Côte-d'Or; c'est chanté sur une jolie mélodie populaire. De même, elle s'amuse dans sa « Chanson gastronomique » à décliner des recettes de cuisine, sur un air de tango enlevé prestement par le piano et le bandonéon.
La révolte et la douceur. Et aussi, en prime, le fou-rire irrépressible de la chanteuse, entendu dans le morceau final. Colette Magny telle qu'en elle-même, dans un de ses disques les plus étonnants.
1991 - INÉDITS 91
CD "Colette Magny Production", distr. Scalen'Disc
Cette fois, l'autoproduction est aidée, financièremenet, par des fonds issus d'organismes tels l'ADAMI, la FCM et la SCPP : « sans eux, ce disque n'aurait pas pu exister », est-il précisé au verso du boîtier. Grâce à ce montage, Colette Magny et Michel Precastelli ont pu à nouveau réunir une bonne équipe de musiciens combinant, autour des claviers, contrebasse, batterie, percussions, saxos ténor et soprano, flûte et même un quatuor à cordes. A la fin août 1981, ils enregistrent aux studios « Sysmo Records ».
Le voyage commence par un rap long de 11 minutes. Le rap est alors en plein essor, en France comme aux États-Unis et ailleurs. Colette ne suit pas les modes, elle les anticiperait plutôt. Elle a déjà été pionnière du genre en 1972, avec « Répression » entre autres, l'année où paraissaient « Il n'y a plus rien » de Léo Ferré ou « Paix » de Catherine Ribeiro et son groupe Alpes. Colette prolonge l'expérience, y compris bien sûr - et comme ces deux artistes amis - dans sa dimension politique (industrie nucléaire, guerre en Irak, femmes dans la misère, centres commerciaux "qui poussent comme des champignons", banlieues "poudrières", danger du sida, etc) avec un avec un « Rap'toi d'là que j'm'y mette » long de 17 minutes et ouvert, sur scène à l'improvisation.
Le reste de l'album, hormis quelques nouveautés comme « La parole doit sortir du coeur » ou « L'eau c'est la souffrance des femmes », en d'« inédits », fait la part belle au blues, au folksong même (elle interprète le classique « 900 miles » de Woody Guthrie) et à la poésie française chantée, notamment Rimbaud et Hugo, avec de nouvelles versions de la « Chanson de la plus haute tour » et des « Tuileries ». Et « Melocoton » est aussi revisitée, « dépoussiérée » musicalement, avec le concours de Michel Precastelli. Cette chanson trop connue, réductrice, qui avait fini par la lasser, la chanteuse se la réapproprie finalement.
En conclusion de notre interview de 1982, à la question de savoir si elle recommencerait le parcours, au cas ou l'on remonterait les compteurs à 1962, elle répondait « Ah oui, sincèrement. Pourtant, c'est dur, ça l'a été surtout ces deux dernières années. Mais j'ai été, gratifiée au-delà de ce que j'aurais pu espérer. J'étais déjà contente, quand je travaillais à mon bureau, qu'il y ait deux ou trois copains pour aimer ce que je chantais. Maintenant, je reste peut-être inconnue du « grand public », mais il y a mettons 40.000 personnes qui connaissent ce que je fais, c'est fabuleux, même s'il faut supporter les difficultés que ça entraîne ».
« J'ai pris des goûts de liberté, non seulement d'expression, mais de vie, tels qu'il me serait impossible de revenir en arrière, de faire autre chose. Quoique j'aie du mal à le faire, en ce moment. Il y a plus de douleur que de jouissance, au moment d'écrire. Pourtant, celle fois-ci, il s'agit d'écrire non plus sur les autres, mais sur moi. Là, je sais de quoi je parle, quand même ! Au fond, peut-être que j'ai du mal parce que ça engage plus, quand on parle de soi-même ? »
C'est peut-être cela, une « chanteuse engagée »...
Jacques VASSAL (avril 2018)