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3 janvier 1976 6 03 /01 /janvier /1976 15:45

Extrait de "Français si vous chantiez" (Ed.Albin Michel, 1976) de Jacques Vassal  (pages 18 à 26) :

 

Allwright, Magny. D'aucuns s'en étonneront peut-être, mais pour moi ces deux noms restent associés dans le souvenir de cette période. Entre l'océan de médiocrité de l'après-yé-yé et la renaissance de la chanson post-68, ils se tinrent fermement comme deux phares indiquant le sens d'une « certaine idée » de la chanson, deux raisons d'espérer que d'autres allaient suivre : Graeme annonçant le renouveau du folk américain parvenant grâce à lui sain et sauf jusqu'à nos rives, montrant son influence mais aussi son dépassement ; Colette, seule alors, préfigurant le rôle croissant des femmes dans les luttes libératoires, et du même coup les diverses chanteuses qui, de Catherine Ribeiro à Claire, lui doivent tant.
II est du reste symptomatique que Colette Magny ait été, lorsque Graeme Allwright arriva à Paris, l'une des premières et rares personnes du « métier » à l'encourager et à croire à ce qu'il faisait. Leur position (te francs-tireurs, à l'un et à l'autre, favorisa sans doute cette passagère complicité. Tous deux débutèrent très tardivement dans la chanson, après diverses expériences qui avaient eu le temps de les mûrir : Colette Magny était secrétaire bilingue à l'OCDE ; elle jouait des blues à la guitare, comme un violon d'Ingres. Au moment de son premier et unique succès populaire (« Melocoton », 1962), elle fut cataloguée par les fabricants d'images comme « chanteuse de blues » et même « la Bessie Smith française ».
magny-chantez1Premier malentendu, car elle faisait aussi de la chanson « poétique » (mettant en musique, dès son premier album, des œuvres de Rilke, de Hugo et d'Aragon par exemple), et d'autre part elle avait déjà entamé une prise de conscience politique d'autant plus résolue qu'elle était tardive. Plus tard, au contraire, ce furent les gauchistes purs et durs qui reprochèrent à Colette ses préoccupations esthétiques, en particulier son flirt avec le free-jazz et ses audaces parfois jugées « gratuites » voire « démobilisatrices » (!). Entre ces deux pôles se situait Magny 68/69, disque-charnière et témoignage irremplaçable d'une tranche d'histoire contemporaine.
Déjà Vietnam 67, remarquable disque de chanson politique, constituait une sorte de répétition générale. Colette y reprenait son « Viva Cuba » de 1963, donnait la parole aux combattants de la « guerre des vélos » et, pour la première fois à ma connaissance dans la chanson française (longtemps avant que cela fût devenu à la mode) évoquait le drame de la Bretagne, dans « A Saint-Nazaire » et dans « La dame du Guerveur ». La seconde chanson était tirée d'une lettre écrite par une paysanne bretonne à sa petite-fille partie à Paris, et il y était question du problème de l'arasement des talus voulu par les technocrates du remembrement. Ce disque faisait déjà parler les gens, mais Magny 68/69 allait plus loin encore dans le sens d'un retrait de la chanteuse (ou si l'on veut, de sa mise en situation) au milieu d'un montage de documents sonores enregistrés sur le vif par les cinéastes William Klein et Chris Marker : un disque-collage, où les chansons étaient prises en sandwich entre la voix d'une étudiante, pathétique et drôle à la fois, rassurant par téléphone la mère d'un camarade parti à la manif, et l'intervention d'un délégué syndical devant une assemblée houleuse d'ouvriers. On ne savait plus très bien lequel des deux éléments, parole ou chanson, illustrait l'autre. Cette dualité, en plus de son thème évidemment, fit de Magny 68/69 peut-être le premier « concept-album » réalisé en France (1).
Or Colette Magny ne s'arrêta pas en si bon chemin. Dans son album suivant. Feu et Rythme (paru en décembre 70), elle dérouta une nouvelle fois, en grande partie à cause de sa redécouverte d'un instrument de musique vieux comme le monde : la voix humaine, et son cri (« Jabberwocky »). C'était aussi la première fois en France (pardon pour cette énumération de « premières fois », mais ainsi est Colette) que l'on mariait la chanson aux étranges incantations du free-jazz, et ce avec l'aide de deux formidables contrebassistes, Beb Guérin et Barre Phillips, et de la chanteuse Dane Belamy.
Mais l'originalité de Feu et Rythme, déjà bien assurée avec cela, s'étendait au choix des textes : en plus de ses propres œuvres (comme « K 3 blues », où elle notait : « Y aurait pas eu d'blues/si les captifs africains/ne s'étaient pas transformés en captifs américains »), Colette faisait appel à des auteurs aussi différents que Pablo Neruda, LeRoi Jones, Max Jacob, Lewis Carroll et... le dictionnaire Larousse. La définition de « La marche » demeure, sans doute possible, l'une des plus grandes audaces de la chanson contemporaine (et pas seulement « française ») : chanson déclamatoire, déchirée et antimélodique au possible. Même le style de guitare de la chanteuse s'était transformé pour la circonstance, haché et saccadé, pour faire de ce disque un hymne à l'angoisse de ce temps.
Avec Répression (paru en avril 72), autre tableau, double d'ailleurs : comparaison et opposition entre deux civilisations, l'américaine et la française. Le titre de l'album autorise le parallèle, et celui-ci est également audacieux, dans la mesure  où peu de chanteurs, même « contestataires », ont osé s'attaquer de front à ces deux têtes d'une même hydre ; rappelons- nous, ce n'est pas vieux, la France de Pompidou et l'Amérique  de Nixon. Il n'est pas difficile de crier « Paix au Vietnam »  quand on habite en France (bien que la police française frappe aussi en ces occasions) ; il est plus facile encore de faire preuve, comme on le verra plus tard pour Yves Simon, d'une admiration béate pour cette « fascinante » Amérique. Dans Répression, Colette Magny donne un bon coup de balai à ces deux vieilles tentations.
La première face de ce disque-chronique, « Oink-oink », est sous-titrée « adaptation-découpage-tentative de pillage d'extraits de textes de Bobby Seale, Huey P. Newton, Eidridge Cleaver, journaux divers, individus et publications " sans domicile fixe " ». L'auditeur est déjà prévenu par l'illustration de la pochette, qui représente une panthère noire sortant, toutes griffes dehors, d'une cage décorée du drapeau américain. La musique de « Oink-oink » est due à l'un des meilleurs musiciens « free » français, François Tusques, qui y joue du piano, accompagné par Bernard Vitet (trompette), Juan Valoaz (alto), Beb Guérin (basse) et Noël McGhee (batterie).
Cette face est une suite de quatre morceaux (on ne peut plus guère les appeler « chansons »), qui résument autant que faire se peut les analyses politiques des Panthères Noires, leurs méthodes, leur stratégie révolutionnaire et leurs revendications immédiates d'alors (« Libérez les prisonniers politiques »), puisque cela se passait au plus fort de la campagne pour la libération d'Angela Davis, des Frères de Soledad et de tous leurs semblables. Le rythme particulier du free-jazz, bien sûr, donne à ces déclarations une urgence qu'elles n'auraient pas eue avec un simple traitement mélodique.
magny-chantez2.jpgLa face 2 s'ouvre sur une violente invective : Alors, on garde son sang-froid ? ... bientôt suivie d'un saisissant raccourci historique : On a supprimé les pavés, on a bitumé la chaussée pour faciliter la circulation...
Pas de doute, cette fois nous sommes bien en France. Pour apprécier pleinement le contenu assez riche de « Répression », il faut se rappeler le climat de la France pompidolienne, pays oublié où subsistaient encore quelques pots-de-vin, un peu de propagande et de démagogie, une pointe de racisme, un zeste de violence policière, une légère censure de la presse et de la chanson, une pincée d'injustice dans certains procès, une loi permettant de « trouver » de la drogue en perquisitionnant chez les gens (de préférence ceux de gauche), à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, un président qui ne savait même pas chanter « A la pêche aux moules » et aussi — le croirait-on ? — un soupçon de mécontentement populaire. Fort heureusement, ces quelques imperfections de détail ont depuis été balayées par un régime libéral « avancé » (en existait-il de « reculés » ?), élu dans l'allégresse et avec la large majorité que l'on sait, et l'on ne compte plus les changements radicaux intervenus dans la société française : nouveaux arrangements pour « La Marseillaise », nouveaux coloris chez Citroën pour la « GS », nouveau triomphe pour Sylvie Vartan au Palais des Congrès, nouvelles speakerines à la télévision, nouvelles montres chez Lip, nouvelles centrales nucléaires chez EDF, nouvelles bombes chez Défense nationale et même nouveau directeur au Figaro : la place manque pour les citer tous ici. C'est pourquoi « Répression » est une pièce véritablement historique.
« Répression » est une sorte de journal populaire à mêler aux cris de la rue, antidote salutaire à l'intox subie quotidiennement par toute une population. La version originale cite des faits précis et récents à l'époque de sa parution : Jean-Paul Sartre qui, alors qu'il a naguère refusé le prix Nobel, grimpe « sur un tonneau chez Renault » ; l'interdiction de l'hebdo Hara-Kiri par le ministre de l'Intérieur, l'acharnement de la police contre les garçons à cheveux longs, le procès de la vitesse (émission vue à la télévision) en sont les principaux exemples. Mais la souplesse de son écriture permet d'envisager de faire évoluer ce texte au gré de l'actualité, un peu à la manière des « Temps difficiles » de Léo Ferré.
« Chronique du Nord » est une tout autre expérience, et certainement la chanson de ce disque que le temps consacrera, même lorsque l'intérêt pour les autres témoignages qui l'accompagnent se sera étiolé. Cette tranche de vie d'une famille de mineurs du Nord de la France est à notre réalité ce que le « North country blues » de Bob Dylan est à celle des Américains. Et le parallèle n'a rien de gratuit : non seulement le sujet est presque le même mais, dans un cas comme dans l'autre, l'auteur au lieu de parler des mineurs et de leurs familles, les fait parler eux-mêmes. Répercutant leurs propos entendus sur place, il n'est plus que leur porte-voix, leur interprète auprès du monde extérieur.
Le disque se clôt sur « Camarade-curé », hommage au bas clergé basque qui refuse les « appels au calme » de l'épiscopat et ses compromissions avec le régime fasciste espagnol. Le refrain, où la voix de la chanteuse est accompagnée par des chœurs basques, vaut aussi évidemment pour les non-Basques : Non, non, je ne veux pas d'une civilisation comme celle-là...
Pendant les quelques mois qui suivirent la parution de Répression, Colette Magny garda l'habitude de terminer ses récitals par un « Camarade-curé » au cours duquel des banderoles apparaissaient au fond de la scène, portant des slogans en faveur de l'ETA et de la résistance populaire basque. Ce côté « meeting » indisposa souvent les spectateurs (le disque ayant été, comme à l'habitude pour Colette, boycotté par les programmateurs de radio, avec les exceptions que l'on sait, la surprise était complète). Cela se produisit, bien sûr, dans les salles bourgeoises : on se souvient peut-être des récitals à Gaveau où, après la première partie assurée par l'admirable chanteur-guitariste argentin Atahualpa Yupanqui, les rangs se vidaient à mesure que Colette et ses deux contrebassistes imposaient leurs audaces ; même devant des publics supposés « avertis », style MJC, il se trouvait souvent quelques gauchistes de service (2) pour chahuter et interrompre la chanteuse, exigeant parfois la parole, ce qu'au début elle leur concédait bien volontiers. Mais invariablement le contradicteur, ayant obtenu un micro, s'avérait incapable de dire quoi que ce fût de cohérent (rien à dire, ou incapacité à le formuler ?). Alors, que faire quand on est responsable devant une assemblée ? Risquer de gâcher une soirée en se laissant déborder par les intervenants, ou bien s'y refuser et se faire alors traiter de « fasciste », ce qui est tout de même un comble lorsque l'on est Colette Magny (3).
Troublée par ce genre nouveau de cas de conscience, prise de doutes quant au sens de sa création et de son rôle, Colette Magny est revenue pendant quelque temps à ses premières amours, tels « Melocoton » et le blues, réservant parfois son activité politique à des occasions moins publiques, par exemple dans une collaboration avec des travailleurs immigrés ou des militants syndicalistes, apparaissant de nouveau à la fin 75 dans des meetings et des galas de soutien à diverses causes, notamment la solidarité avec les peuples d'Espagne et du Chili. Ces hésitations et revirements apparents sont peut-être la raison principale du délai singulièrement long (trois ans et demi) qui s'est écoulé entre la sortie de Répression et celle de l'album suivant : Transit, qui est intervenu très peu de temps après l'espèce de consécration officielle que constitue le passage de la chanteuse sur la grande scène de la Fête de L'Humanité.
Transit révèle une fois encore beaucoup d'originalité, de puissance et de courage, autant sur le plan artistique que  politique (on ne saurait d'ailleurs impunément dissocier ces  deux « plans », il faut se souvenir que la forme et le fond,  chez Colette Magny comme chez tous les créateurs parvenus  à une grande maturité, constituent un ensemble cohérent). Pour ce disque, elle s'entoure des musiciens du Free Jazz  Workshop, tout en continuant à jouer de la guitare, et plus  que jamais elle chante, crie et s'indigne : par exemple, contre les cages à tigres utilisées contre les prisonniers au Vietnam, elle déclame un témoignage signé Nguyên Duc Thuân et daté de 1964. Celui-ci est accablant, insoutenable et nous savons malheureusement bien qu'il n'est pas « périmé ». Pour ne pas le diffuser, les programmateurs de radio pourront toujours invoquer l'excuse de sa longueur (9' 00"), de même que pour « La panade » (8' 30"), qui introduit le recueil : ici, l'engagement de la chanteuse est plus personnel, et l'on peut dire total. Rien à voir, bien entendu, avec la notion éculée de « chanson engagée ». L' « engagement » se situe au niveau physique, à celui de l'écriture, de l'élaboration et des méthodes de travail, et c'est ici que nous retrouvons la cohérence de Colette Magny : de même que l'inoubliable « Chronique du Nord » avait été écrite avec l'assentiment et les réflexions des travailleurs que cela concernait, de même « La panade » est une réflexion POLITIQUE sur le « métier » de musicien et ses implications, la notion de musicien en tant que travailleur parmi d'autres, et non plus en tant que marchandise-vedette ; et elle porte le sous-titre significatif de « Chanson collective concoctée sur le tas au Hot-Club de Lyon en avril 75 ». Le texte est trop bien construit pour permettre d'en isoler des extraits, mais « La panade », comme avant elle « Chronique du Nord », dérange les habitudes d'écoute (y compris celles des intellectuels de gauche) en démontrant avec éclat, par la force conjuguée du verbe, de la voix de Colette et des instruments du FJW, ce que peut être une chanson politique populaire.
« La bataille » est une expérience différente, où l'on entend une chanson égyptienne psalmodiée en arabe par un groupe d'hommes, cependant que la voix de Colette récite la traduction française en surimpression et a cappella. Elle fustige l'hypocrisie belliciste du gouvernement égyptien, et ses auteurs se sont déjà retrouvés en prison pour de telles déclarations. Dans « Les militants », elle fait une importante mise au point sur les révolutionnaires de salon qui prétendent dicter une conduite à des artistes comme elle, avec une invective particulière à l'adresse de certains Occitans (allusion aux démêlés dont a été victime son ami Joan-Pau Verdier ?). Après avoir mis ces gens en scène avec ironie et fermeté, elle conclut avec sa sérénité retrouvée et une sorte de tendresse désolée dans la voix : Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour se faire comprendre. Fallait que je vous dise ça, laissez-moi travailler.
On ne peut être plus clair et plus lucide. Mais Transit est aussi un disque drôle par moments : le monologue du « Pachyderme », le blues de « Ras-la-trompe » et l'illustration de la pochette, notamment, montrent avec quel sens de l'humour, avec quelle pudeur aussi, Colette est capable d'ironiser sur elle-même, révélant par là une qualité étonnante chez elle (du moins, pour ses chansons !) et, il faut bien le dire, un peu trop rare chez ses confrères. Colette Magny reste décidément une chanteuse d'aujourd'hui et de demain.

 

(1)- II semble que même la courageuse marque Chant du Monde ait eu peur pour une fois, puisque Magny 68/69 parut d'abord sous un label de circonstance : Taï-Ki, distribué par Chant du Monde. Depuis, l’album a reparu sous une pochette différente.
(2)- Alan Stivell et le cinéaste René Vauthier font pour leur part état de témoignages selon lesquels la police paierait des provocateurs aussi pour aller semer la zizanie dans les récitals de certains chanteurs de gauche. Dur à croire, n'est-ce pas ? Mais qui sait ?
(3)- Cf. entretien avec Colette Magny, par l'auteur, in Rock & Folk, n° 75, avril 73, et lettre de C.M., « Courrier des lecteurs », n- 76.


 

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commentaires

G
<br /> Merci pour ces quelques pages qui donnent un bonne remise en contexte des ces années que bien peu de personnes seraient capables de formuler. Un document historique sur les documents historiques<br /> que sont les chansons de Colette. Sans oublier que cela permet de mieux les comprendre et peut-être d'en faire des comparaisons avec une situation plus actuelle. Merci pour ce blog plein de<br /> richesses !<br /> <br /> <br />
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